mercredi 25 janvier 2012

Crèches à 100 DH, crèches à 1 500... le miroir des inégalités sociales

Les quartiers populaires abondent de petites crèches où les parents placent leurs enfants par contrainte profesionnelle. Pas de livres, pas de jeux, pas de place à la créativité. On mémorise bêtement... 38 000 éducateurs, mais sans bagage pédagogique...


A Sbata, quartier populaire de la capitale économique, les établissements dédiés au préscolaire font florès. Des dessous d’immeubles et des garages font office d’institutions dont la fonction est d’accueillir des enfants de moins de six ans afin de les initier à l’école. Des lieux censés jouer le rôle de transition entre la famille et l’école. «D’une part, je sais que le préscolaire est important pour mon fils. De l’autre, cela me permet de vaquer à mes occupations sans avoir à payer le prix fort. Vous savez, les enfants à cet âge ne tiennent pas en place», explique la maman d’Oussama, un petit garçon de quatre ans. L’école Bahrani où Oussama passe la journée avec des enfants de son âge est un immeuble de deux étages. L’édifice abrite une crèche, une petite et une grande maternelle. Il sert également à des cours de soutien pour collégiens et lycéens le soir après 18h30. L’assurance coûte 50 DH pour toute l’année et la mensualité est de 100 DH avec un mois réglé d’avance. L’enfant peut passer la journée de 8h 30 à 11h 30 et de 14h 30 à 17h 30, mis à part le mercredi après-midi ainsi que les week-ends. L’établissement propose, pour le samedi matin, un cours optionnel d’apprentissage du Coran. Pour les enfants de 4 et 5 ans, l’école Bahrani, selon son directeur, dispense des cours d’arabe et «un peu» de Français. A quelques dizaines de mètres, l’école Malik, plus présentable, coûte aux parents de Sbata un peu plus cher (150 DH par mois), avec les mêmes horaires et les mêmes disciplines enseignées.
Plus loin, du côté du quartier Ittissal, d’autres écoles proposent leurs services à des parents en quête d’un lieu où placer leurs enfants à moindre prix. Dans des halls d’immeubles glauques s’entassent filles et garçons. Ils épèlent consciencieusement les lettres de l’alphabet arabe devant une institutrice qui fait des allers-retours entre la classe de la maternelle et une crèche qui n’a de crèche que de nom. Pas de jouets, ni de livres en vue et l’éducatrice n’hésite pas à cadencer ses «ba, bou, bi» avec une règle qui cadence sur la table ! Surprise : deux trisomiques dans la petite pièce parmi des enfants de 3 ou 4 ans. De quelle formation bénéficient-ils ?
Mais d’abord qu’apprend-on aux autres enfants ? Les éducatrices, sans bagage pédagogique, gagnent entre 800 et 1 200 DH par mois. Une misère. Dans ce quartier, populaire certes, mais loin d’être misérable, le préscolaire à 100 DH le mois est tout simplement une caricature de ce que devrait être la «petite enfance». Pas de place à la créativité, à la communication ou à l’autonomie, l’apprentissage y est centré sur la mémorisation…

Ailleurs, dans les quartiers huppés du CIL et de l’Oasis, le décor change, le discours aussi. Dans ces écoles de la petite enfance, où le règlement mensuel est supérieur à 1 500 DH, des villas accueillent chaque jour les enfants des ménages de la classe moyenne et plus (CSP A, B et C) afin de «favoriser l’éveil de la personnalité, développer les potentialités, épanouir leur personnalité» ou encore, «prévenir les difficultés, dépister les handicaps, préparer les apprentissages fondamentaux, apprendre les principes de la vie en société». On insiste sur le fait que la préscolarisation n’a rien à voir avec la garderie, ni avec l’école élémentaire, que c’est une scolarisation à part, nécessitant un cursus particulier, dispensé par des éducateurs et des éducatrices très bien formés.

Un discours qui contraste avec celui des établissements de Sbata où l’on veut montrer aux pauvres parents qu’on fait tout pour que l’enfant travaille et qu’il n’y a pas de place pour l’insouciance, pourtant importante à cet âge-là. «A six ans, au moment où l’enfant est inscrit dans la première année de l’enseignement, les jeux sont déjà faits. Parce que le préscolaire de qualité est privé et coûte relativement cher, il devient tout simplement un mécanisme infernal de reproduction des inégalités sociales dans le pays», explique Mohamed Faïq, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation à Rabat et auteur de nombreux ouvrages sur la petite enfance. Avant d’ajouter : «Un préscolaire et un enseignement public de qualité sont les meilleurs garanties pour avoir des citoyens ouverts sur les autres, mieux formés et faisant preuve de plus de civilité». En clair : il faut arrêter de concevoir la petite enfance, autant chez les parents que chez l’Etat, comme une dépense, mais comme un investissement.

Dans la région du Grand Casablanca, selon les chiffres du ministère de l’Education nationale, le nombre d’enfants âgés de 4 et 5 ans scolarisés dans le préscolaire public est de 8 242 enfants en 2011 alors qu’ils n’étaient que 3 548 en 2009. Pour ce qui est du secteur privé, on est à 34 665 inscrits, soit plus de quatre fois les réalisations du secteur public. Quant au circuit traditionnel, à savoir les kouttabs traditionnels (écoles coraniques), il continue à attirer un nombre important d’enfants (51 207 en 2011), surtout dans les zones rurales et périurbaines. Ce chiffre est revu chaque année à la baisse : 56 230 en 2009, 53 190 en 2010. Les kouttabs traditionnels surtout en milieu urbain n’ont plus rien à voir avec les écoles coraniques des années 60 et 70. Ce sont en général des locaux situés au rez-de-chaussée d’une habitation. Les mensualités dépassent rarement les 50 DH.
A noter que l’offre publique touche essentiellement les zones rurales et périurbaines avec 60 classes créées dans ces zones en 2011, et ce, toujours dans la région du Grand Casablanca. Ce qui est sûr, c’est que le préscolaire est loin d’être généralisé. Les chiffres de 2011 montrent qu’environ 36% des enfants de 4 à 6 ans ne fréquentent aucune institution scolaire. Autre constat : le préscolaire de qualité est l’apanage des familles les plus riches. Quant à la majorité écrasante des enfants qui vont chez les institutions privées bas de gamme ou dans les kouttabs coraniques, ils évoluent dans un espace inadéquat à la petite enfance et où il y a un manque d’outillage pédagogique comme les jeux, les jouets ou encore les livres pour enfants. Avec une absence totale d’activités motrices et sportives… Au Maroc, le préscolaire est essentiel, mais non obligatoire. Dans le public, il est intégré au premier cycle fondamental, de 4 à 8 ans. Il représente donc le premier palier du système éducatif marocain. Mais la vérité est ailleurs. A la tête de l’association Atfale (Alliance de travail dans la formation et l’action pour l’enfance), le Pr Khalid Andaloussi a dédié sa vie à travailler sur la petite enfance, d’un point de vue académique, mais surtout sur le terrain. «Le préscolaire au Maroc est un secteur majoritairement privé malgré l’existence d’une composante publique qui reste relativement marginale en termes d’effectifs», lance-t-il d’emblée. En fait, le préscolaire au Maroc dépend de plusieurs tutelles : le ministère de l’Education nationale, bien sûr, mais aussi l’Entraide nationale, la Jeunesse et les sports… Avec une prédominance d’établissements à caractère scolaire, mais pas préscolaire. Selon les chiffres les plus récents (2011) disponibles chez l’association Atfale, le nombre total d’enfants qui suivent un cursus préscolaire au Maroc est de 740 196 sur une population d’enfants âgés de 4 et de 5 ans de 1 152 238. Une majorité de ces enfants (493 632) se retrouve dans le préscolaire traditionnel, «pas forcément approprié avec des classes où sont entassés les enfants, souvent dans des appartements ou dans des garages», expliquait le Pr Andaloussi lors d’une conférence à Rabat dédié au préscolaire.
«Le ministère de l’éducation nationale avait comme ambition la généralisation du préscolaire pour le compte de l’année 2012/13. Un objectif difficile à atteindre. D’ailleurs, cette généralisation était prévue en 2004, puis en 2007 et maintenant on table sur 2015 », ajoutait M. El Andaloussi. La disparité entre les milieux urbain et rural est une autre caractéristique de ce secteur. Selon les derniers chiffres du ministère de l’éducation nationale, le taux d’enregistrement au préscolaire dans le monde rural ne dépasse pas 45% pour les garçons et 25% pour les filles. Autre handicap du secteur, la formation des éducateurs : la majorité écrasante des 38 000 éducateurs n’ont pas reçu de formation adéquate.


Source: La vie eco

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